Dodicilune: : un label italien à découvrir
Various
Dodicilune
Les labels italiens, hier Splash et Egea, aujourd'hui Dodicilune réservent d'agréables surprises et balaient tout le spectre du jazz transalpin.
Pour preuve, le projet Evansiana concocté par le bassiste Pierluigi Balducci en hommage à Bill Evans et le duo Gianluigi Trovesi - Umberto Petrin; d'une part, l'art de revisiter de manière personnelle l'œuvre d'un des grands maîtres du jazz, de l'autre, un projet inspiré par un grand compositeur classique, Scriabine parfois contesté à son époque.
McCandless - Taylor - Balducci – Rabbia: Evansiana
Ce n'est pas la première fois que des jazzmen italiens rendent hommage à la musique d'Evans: c'est le cas du pianiste Stefano Battaglia, avec les albums Bill Evans Compositions enregistrés en trio ou d'Enrico Pieranunzi avec Evans remembered enregistré en sextet, notamment avec Rosario Giuliani au saxophone.
Le bassiste Pierluigi Balducci, qui a côtoyé le clarinettiste Gabriele Mirabassi (album Amore sospesi) comme l'accordéoniste Luciano Biondini ou le saxophoniste Javier Girotto, avait déjà enregistré un album avec ce quartet international: Blue from Heaven. C'est à la demande du producteur Gabriele Rampino qu'il a décidé de réunir la même équipe pour reprendre un répertoire cher à Bill Evans.
Au piano, John Taylor, le pianiste attitré de Kenny Wheeler, lui paraît tout indiqué: n'a-t-il pas enregistré Rosslyn, en trio avec Joey Baron et Marc Johnson, un des contrebassistes phares de Bill Evans? C'est aussi le cas pour Paul McCandless, le multi-anchiste du groupe Oregon avec Ralph Towner: "le lyrisme de Paul avec sa splendide sonorité peut rendre les compositions d'Evans encore plus ciselées" (texte de pochette). Quant à Michele Rabbia, à la batterie et aux percussions, on connaît son sens des nuances.
Au répertoire, 7 compositions légendaires d'Evans, de Re: Person I knew à Time remembered, mais aussi Blue in green que le pianiste avait enregistré avec Miles Davis, Sweet Dulcinea Blue que Kenny Wheeler avait composé pour l'album Quintessence enregistré en quintet avec Harold Land au saxophone et ce Some other time de Bernstein repris notamment sur l'album Waltz for Debby gravé en trio avec Scott La Faro et Paul Motian.
Tout au long des 10 plages, le regretté John Tylor est soliste sur la plupart des titres, un soliste lumineux qui allie sens du rythme (Turn out the stars) et sensibilité mélodique exacerbée (B winor waltz for Ellaine, Children play song). McCandless illumine Re: Person I knew de la sonorité envoûtante de son hautbois et Some other time avec la sonorité grave et boisée de sa clarinette basse. Il interprète les autres plages au soprano avec un sens aigu du lyrisme. Rabbia use d'un jeu de batterie tout en délicatesse, ne recourant à de petites percussions que sur Blue in green dont la mélodie est portée par la basse. Ce qui peut surprendre au premier abord dans cette façon d'aborder l'œuvre de Bill Evans, lui qui a révolutionné le piano-trio par l'importance mélodique accordée à la contrebasse (Scott La Faro, Eddy Gomez ou Marc Johnson), c'est le recours à une guitare basse mais Balducci use de sa basse acoustique avec un sens aigu de la mélodie et du ouaté des sonorité (beaux solos notamment sur Very early, Time remembered ou Sweet Dulcinea blue).
Bref, une réussite totale et très personelle.
Personnel:
Paul McCandless: clarinette basse (track 7), hautbois (track 2), saxophone soprano
Michele Rabbia: batterie, percussions
Pierluigi Balducci: basse électrique
John Taylor: piano
Gianluigi Trovesi - Umberto Petrin: Twelve Colours and Synesthetic Cells
Pour cet album, soustitré "thinking of Alexander Skrjabin", on retrouve deux complices du légendaire Italian Instabile Orchestra, le multi-anchiste Gianluigi Trovesi et le pianiste mais aussi poète Umberto Petrin qui a succédé à Giorgio Gaslini dans l'Instabile, à la fin des années '90 (albums Italian Instabile Festival et Litania Sibilante). Tous les deux s'étaient déjà croisés pour Vaghissimo Ritratto enregistré en trio avec le percussionniste Fulvio Maras. Par ailleurs, Petrin avait déjà rendu hommage à Scriabine dans l'album Breaths and whispers, en compagnie de Lee Konitz.
L'objectif de ces Twelves Colours and Synesthetic Cells est de proposer une série de compositions originales cosignées par les deux complices et inspirées par Scriabine, souvent qualifié de "mystique de l'extase" et influencé par la synesthésie, soit cette association spontanée entre deux sensations d'origine différente, par exemple, unir couleurs et chiffres, couleurs et lettres (comme dans Voyelle de Rimbaud) ou ici, couleurs et palette sonore musicale.
Le cœur de l'album est, en effet, constitué de The twelves colours of Skrjabin, une suite en 17 courts mouvements de 1 minute à 1 minute trente dont chaque mouvement est inspiré par une couleur. L'occasion d'explorer toute la palette sonore du duo piano-clarinette alto, qui va du blanc azur étincelant (Bianco-Azzuro), au rouge orange scintillant (Rosso-Arancione) ou rouge obscur très sombre (Rosso scuro), en passant par un jaune enjoué (Giallo), un vert acerbe (Verde) ou un bleu fugace comme un vol d'oiseau dans le ciel (Blu).
Neuf autres compositions originales complètent cet album, des plages plus longues, de trois à cinq minutes, qui évoquent elles aussi, de manière irrésistible, des impressions simultanées de couleurs: la gelée blanche de Finestra e notte e brina, la clarté de l'aube (Alba famigerata), les tons chauds du soleil (Il Sole) et d'un soir d'été (Summer Evening) ou les teintes sombres de la nuit (Notturno).
Tout au long de l'album, on navigue entre musique classique contemporaine et musique traditionnelle avec une clarinette mutine (Finestra e notte e bria), entre masques et bergamasques comme dirait Verlaine, entre légèreté et gravité.
Si toute la suite The twelves colours of Skrjabin est jouée à la clarinette alto avec toute sa gradation sonore, on retrouve Trovesi aussi à la clarinette piccolo et au saxophone alto sur Summer Evening et Boris e Alexandr, la pièce la plus "jazz" de l'album et, sur Alba famigerata, piano et clarinette dialoguent sur fond de voix déformée par un mégaphone, ainsi que le faisait Pino Minafra, au sein de l'octet de Trovesi, dans une atmosphère très fellinienne.
Un moment de pur bonheur au court duquel on retrouve l'essence-même du talent des deux grands musiciens transalpins.
Personnel:
Gianluigi Trovesi: saxophone alto, clarinette alto, piccolo
Umberto Petrin: piano
© Claude Loxhay