Les Musiques à ouïr (Denis Charolles) - Duke & Thelonious
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Les Musiques à ouïr/ L'Autre Distribution
Le public belge a découvert Denis Charolles, fin des années '90, en compagnie de Laurent Dehors, soit au sein du trio avec le guitariste David Chevallier (album En attendant Marcel), soit au sein de Tous Dehors, avec Michel Debrulle et Michel Massot (albums Dans la rue et Dentiste). Une sorte de batteur iconoclaste: on se souvient de cette caisse en bois remplie de cailloux et secouée en rythmes saccadés pour compléter sa "batterie rurale".
Denis Charolles joue des percussions comme un plasticien fait de l'art brut: une forme d'expressionnisme viscéral qui donne une vie palpitante à la musique. Fin des années '90 aussi, en compagnie du saxophoniste Christophe Monniot (autre membre de Tous Dehors), il fonde la Campagnie des Musiques à Ouïr: un premier album, en trio, en 1999, suivi de Ouïrons-nous, en 2003, avec Rémi Sciuto (sax); Rendez-vous, évocation d'un voyage en Afrique du Nord avec les Heavy Spirits; puis La Manivelle magyare, avec les Hongrois Gábor Gadó (g) et Béla Szakcsi Lakatos (p) pour le label BMC de Budapest. Après un Salut à Georges Brassens pour Les Etrangers familiers, Denis fonde la grande formation des Musiques à Ouïr et enregistre L'Ouïe neuf, notamment avec Jacques Di Donato (sax).
Et voici un nouvel opus: Duke & Thelonious, la confrontation de deux "monstres" de la musique. On sait que Monk vouait une grande admiration à Ellington, ce que montre l'album Monk plays Duke Ellington de 1955. Et Denis Badault, avec son ONJ de 1993, avait déjà voulu confronter ces univers, avec le projet Monk, Mingus, Ellington.
Denis Charolles propose une approche très originale, reprenant grands thèmes et variations autour d'elles: "Duke & Monk, à (re)découvrir sous les doigts délurés de la joyeuse bande des Musiques à Ouïr. Pétillant, vif, ludique, arrangé avec un tantinet d'insolence, un peu, beaucoup, voire passionnément, et improvisé à la folie, forcément. Bref, libre comme l'étaient Duke et Thelonious avec la musique" (Denis Charolles). L'essence-même du jazz, quoi!
Denis a réuni, ici, un nonet de musiciens expérimentés et à la grande ouverture d'esprit. A la trompette, Aymeric Avice (Radiation 10, Avice de Procédure); au trombone, Gueorgui Kornazov (Strada Sextet d'Henri Texier, Horizon Quintet avec Emile Parisien et Manu Codjia); à l'accordéon, Christophe Girard (quintet Mélusine, Claude Barthélemy); à la contrebasse, Thibault Cellier (Guillaume Orti, Eve Risser). Et quatre multi-anchistes: Hugues Mayot (cl ou ts, de l'ONJ d'Olivier Benoit et d'un quartet avec Jozef Dumoulin), Julien Eil (fl, bcl, bs, qui côtoie Minvielle ou Monniot), Matthieu Metzger (as, bs, soprano et sopranino, de l'ONJ d'Yvinec, côtoyant aussi Marc Ducret comme Louis Sclavis) et Raphaël Quenehen (as ou bs, du Collectif Coax et copain de Guillaume Orti).
Une équipe à la palette sonore prolifique.
L'album s'ouvre sur Créole Rhapsodie du Duke: d'un joyeux tintamarre, surgit une clarinette mutine (H. Mayot) suivie par la trompette d'Avice. Les cadences rythmiques se bousculent, dans une alternance entre "chaos" revendiqué et surgissement d'un vivifiant retour à la tradition orléanaise.
Suit une séquence en trois temps autour de Koko de 1940: Coco 18 (intro cb/dm/bs) et Chaos (intro de ténor rageur suivie du trombone rugissant de Kornazov) entourent la mélodie d'Ellington dominée par le baryton de Quenehen.
H me touche, autre variation, se déploie sans réel soliste. Le thème de Little Rootie Tootie de Monk est exposé par les anches d'où émerge la clarinette basse de Julien Eil.
Prelude to a kiss, en dehors de ses foisonnants mouvements d'ensemble, met en valeur Hugues Mayot.
Suit une nouvelle "suite": Ce Vide né et Liberté (sorte de valse musette emmenée par l'accordéon de C.Girard) "encadrent" une confrontation entre Evidence et Hornin'n de Monk.
Work de Monk sert d'ouverture à la composition de Denis, Le rutilant train B du coin de la rue, dans laquelle Take the A train se confronte au Brilliant Corner de Monk, avec H. Mayot et M. Metzger en première ligne.
L'album se clôt sur Melodious Ponk, variation signée Claude Bathélemy autour de Monk's Mood, avec la trompette claironnante d'Avice.
Des paysages sonores foisonnants et inventifs à souhait mais qui révèlent une vraie connaissance et admiration des univers de Duke Ellington comme de Thelonious Monk, là où d'autres ont une approche compassée de la tradition sans réelle invention.
En ce "pré"printemps 2019, voici, sans nul doute, un des albums les plus passionnants et inventifs: une musique florescente qui bourgeonne à foison. Une Evidence.
© Claude Loxhay