Don Cherry - John Tchicai - Irène Schweitzer - Léon Francioli - Pierre Favre: Musical Monsters
D
Intakt Records
Voici un album qui aurait pu ne jamais exister.
Le 30 août 1980, au Jazz Festival de Willisau, Niklaus Troxler présentait un concert unique: la rencontre entre 5 "monstres" du free jazz. Pendant des années, l'enregistrement du concert resta dans les archives du producteur suisse jusqu'au jour où son amie, la pianiste Irène Schweitzer, le découvrit. Pour elle, c'était une évidence: il fallait éditer cet enregistrement pour plusieurs raisons. Pas seulement parce que c'était sa seule collaboration avec Don Cherry, mais, avant tout, parce que la musique incarnait pleinement la vitalité et la spontanéité du free jazz de l'époque et que ce quintet inédit constituait l'apogée de plusieurs rencontres initiées par Troxler. Depuis des années, celui-ci s'était lié d'amitié avec Irène Schweitzer et Pierre Favre, qu'il avait réunis pour son premier concert de free jazz, dès février 1968, à l'hôtel Kreuz, puis pour son festival de Willisau, auquel il convia aussi le contrebassiste Léon Francioli, à 7 reprises avec Favre, cinq avec Schweitzer. D'autre part, Troxler avait découvert Tchicai dès 1970 à Montreux et il avait décidé sur le champ de l'inviter à Willisau. Don Cherry avait été aussi programmé par Troxler, la première fois en 1976, en quartet, la deuxième en 1978, avec Nana Vasconcelos et Colin Walcot, le trio Codona. Troxler eut alors l'idée de réunir Tchicai et Don Cherry qui ne s'étaient plus rencontrés depuis un certain temps et de le faire avec la rythmique "maison".
Le souhait de la pianiste suisse de produire cet enregistrement est désormais accompli avec cet album Intakt: Musical Monsters qui n'usurpe pas son titre.
Membre du légendaire quartet d'Ornette Coleman, Don Cherry a aussi croisé John Coltrane, Albert Ayler, Sonny Rollins, Steve Lacy, Gato Barbieri et formé le New York Contemporary Five avec John Tchicai et Archie Shepp.
Tchicai, de son côté, a enregistré avec Archie Shepp (Four for Trane), avec Albert Ayler (New York Eye and ear Control) et John Coltrane (Ascension), il a participé au New York Contemporary Five, au New York Quartet avec Roswell Rudd et au New Jungle Orchestra de Pierre Dørge, il a joué avec Cecil Taylor et, en duo, avec notre compatriote André Goudbeek. Irène Schweitzer a croisé la crème du free jazz européen: Evan Parker, Joëlle léandre, Rudiger Carl, Han Bennink, Yves Robert, Daunik Lazro ou Barry Guy et a fait partie du London Jazz Composers Orchestra.
Léon Francioli a fait partie du Michel Portal Unit, avec Bernard Vitet, comme du dynamique quartet suisse BBFC (Bovard-Bourquin-Francioli-Clerc), il a aussi joué avec Pierre Favre et Mario Schiano.
Enfin, Pierre Favre a côtoyé Irène Schweitzer, Kenny Wheeler, Roberto Ottaviano, Michel Godard ou Samuel Blaser et, à côté de ses albums en solo, il a formé le quartet de percussions Singing Drums avec Paul Motian.
Le jour du concert, les répétitions furent réduites à leur plus simple expression, tout juste de quoi fixer une feuille de route: quatre compositions en guise de fil rouge, quatre thèmes qui devaient surgir au creux des solos et improvisations collectives. Trois compositions de Tchicai: Transportation of noodles qu'il avait joué avec Pierre Dørge, Real Kirsten et Pá Tirstag écrits pour sa formation Cadencia Nova Danica. Une de Pierre Dørge: Xongly que Tchicai avait joué avec Dørge en quartet avec NHOP et Billy Hart (album Ballad round the left corner).
Mais la façon dont les 5 "monstres" abordent ces thèmes est révélatrice de l'esthétique free. Au lieu d'être exposés par l'ensemble de la formation, pour servir de point de départ à une série de solos et clore ensuite la plage, les thèmes surgissent, souvent tardivement, au creux de solos et improvisations collectives. Ainsi, la pièce la plus libertaire, Musical Monster 1, voit se succéder riff de Don Cherry, sur fond de crissements de l'archet, saxophone incisif, à la sonorité acidulée, puis, vers la 5e minutes, solo de contrebasse en pizzicato et, de nouveau impro de trompette, saxophone et piano, avant que n'arrive, pour une brève apparition, le thème de Real Kirsten à la 11e minutes. La deuxième plage s'ouvre sur une longue intro d'alto, entrecoupées d'effets de voix et le thème de moins d'une minute, Transportion of noodles, n'arrive qu'après 12 minutes. Par contre, Xongly est joué en début de Musical Monster 3, comme un thème obsessionnel, volontiers répétitif sur lequel viennent se superposer, tel un mille-feuilles, les impros successives. La 4e plage s'ouvre sur un solo volubile d'alto puis de trompette avant que le thème Pá Tirstag ne soit exposé pendant quatre minutes.
Dans la construction de la musique - l'improvisation libre dominant la ligne mélodique -, comme dans l'approche des instruments, ces Musical Monsters illustrent parfaitement le free jazz des années 80 et sa quête de spontanéité.
Claude Loxhay