IGLOO Records IGL293
Ceux qui ont écouté le premier album de “URBEX” seront peut-être surpris. Ceux qui connaissent Antoine Pierre le seront beaucoup moins : on sait le batteur-compositeur en constante recherche, développant une énergie incroyable et montrant un enthousiasme communicatif. « Sketches of Nowhere » est le reflet passionnant de l’évolution d’un groupe qui fera encore longtemps parler de lui. C’est aussi et surtout un des albums les plus originaux et exaltants de sa jeune carrière. Rencontre avec Antoine Pierre dans la quiétude d’un café bruxellois qui distille une douce musique de jazz en fond sonore.
Antoine, lors du concert au Middelheim l’an passé, je crois avoir entendu des choses qui sont aujourd’hui sur le disque.
En effet. Il y avait déjà des prémices de ce qu’allait devenir l’album dans le concert au Middelheim en août 2017. Nous y avons joué « Consequences » « Tomorrow », il y avait déjà quelque chose de plus "couillu" dans ces morceaux.
Quel est le lien entre le premier album et celui-ci ?
Ce deuxième disque c’est un peu comme si c’était un zoom du premier, qu’on en avait repris une partie et qu’on l’avait exploitée à fond, avec l’électronique, l’idée d’avoir un groove basse-batterie et de pouvoir développer dessus, d’avoir pas mal de morceaux en quintet : on a beaucoup tourné en octet et j’avais envie d’expérimenter plutôt le quintet avec Jean-Paul Estiévenart et Bert Cools qui s’envolent au-dessus de la terre et de ce que Félix et moi proposons. J’ai écrit dans le sens de plus de plages ouvertes, avec des partitions beaucoup moins arrangées que sur le premier album où il y a une architecture précise sur des morceaux comme le premier « Coffin For A Saquoia » où transformer le morceau n’avait pas beaucoup de sens. Par contre avec le deuxième disque, il y avait moyen de faire plein de versions différentes d’un même morceau. En sortant de studio, j’avais deux heures et demie de musique utilisable de laquelle j’ai repris 47 minutes, il y aurait le matériel pour sortir un autre album.
Ce sont toutes des premières prises ?
Oui. Disons que il y a des versions différentes parce qu’on n’a pas défini de structures. On a joué des versions en deux fois plus rapides, en deux fois plus lentes, tout était différent à chaque fois et c’était un peu le moment qui définissait la musique. Les parties de basse et batterie sont écrites et donnent une ligne sur laquelle les autres peuvent venir se greffer, et leur partie pourrait être chaque fois différentes. Il y a quelques lignes mélodiques, mais qui peuvent changer, arriver lentement, rapidement, changer de place… En fait, j’ai écrit une série de morceaux qui s’appellent « les technos » dont « Close Enough », « Consequences », « Entropy » font partie où tout est basé sur la ligne de basse de Félix, à la fois statique et mobile, comme une pattern électronique qui se répète en séquences. La première fois qu’on a expérimenté cela c’était en mars 2016 à « L’An Vert », à Liège, sur le morceau « Close Enough » et ce qui en est sorti a été intéressant : dès la répétition, les musiciens ont trouvé ça super, ils étaient un peu comme dans une plaine de jeux… On l’a repris dans le concert suivant et c’était complètement différent au point que j’avais l’impression d’avoir perdu le contrôle du morceau. Je suis là en général pour servir un peu de garde-fou, mais là ça partait dans tous les sens : Félix assurait, Bram, Bert et Jean-Paul partaient dans tous les sens, Bert essayait de nouveaux cables, changeait de pédale, le son changeait de direction tout le temps… Et le public a adoré ! J’avais vraiment envie de créer une interdépendance et que si quelqu’un a envie d’aller dans un sens, et bien on y va !
C’est une musique qui pourrait t’ouvrir vers un autre public…
L’improvisation reste le maître-mot, mais il y a l’électronique et quelque chose de plus accessible dans la musique, mais ce n’était pas voulu. La personnalité des musiciens du groupe ne correspond pas à des gens qui font de la musique plus accessible : Bram est plutôt dans l’expérimental, Bert dans l’électronique, Jean-Paul est un peu le caméléon de service.
Le solo de Jean-Paul où vient se greffer Magic Malik sur « Green Over Grey » est tout à fait surprenant : à la première écoute, on pourrait penser qu’il y a deux trompettes.
Oui et pourtant il n’y a pas d’overdub, tout est en live. Le seul truc que j’ai refait sur le disque est le solo de batterie à la fin de « Close Enough ». A propos du duo Jean-Paul et Malik, on a refait le morceau plusieurs fois : dès la première prise, j’ai arrêté le morceau à la moitié car je sentais qu’on était prêts. La première prise était très bien mais Malik a trouvé qu’il se sentait bien dans le morceau et a proposé d’en refaire une qui était encore mieux… Puis une troisième où arrive cette coda où Jean-Paul commence à jouer et Malik se met à chanter, c’était incroyable, on était tous scotché… Et à la fin du morceau, il y a eu un silence de trente secondes et Malik a dit : « Ok, on en refait une… juste pour choisir celle-ci ! » Dans ce morceau, on sent que Jean-Paul n’a aucune limite.
Tu avais déjà eu l’occasion de rencontrer Magic Malik ?
Oui, c’était à l’abbaye de Royaumont où Fabrizio Cassol était en résidence. Stéphane Galland n’était pas libre et Fabrizio m’a appelé, c’était à l’époque où je jouais avec lui sur « Conference of the Birds ». Magic Malik était venu en dernière minute et il m’a expliqué plein de concepts rythmiques que je ne connaissais pas et on a échangé des mails où il m’envoyait plein d’explications. Puis on s’est un peu perdu de vue, mais, avec Félix, j’ai pensé à lui pour le disque et il a tout de suite été d’accord. Il est venu une journée en studio, il est d’une efficacité redoutable et avant tout au service de la musique. Je lui ai donné les partitions et lui ai dit de choisir ce qu’il voulait faire, il a aussi fait des propositions sur l’agencement de la musique. On est en train de chercher des dates où il pourrait être présent pour des concerts.
On a du mal à trouver des références par rapport à la musique de cet album, mais je pense tout de même à Miles Davis dans la période électrique.
Tout à fait. Quand Tom Barman a écouté le disque, il m’a aussi parlé de Miles et de « Bitches Brew ». On m’a déjà demandé si « Sketches of Nowhere » est une référence à « Sketches of Spain ».
Et « Green Over Grey » à « Blue in Green » ?
Non, en fait lorsque j’ai écrit ce morceau, il faisait un temps typique Belgique, plein de feuilles sur les arbres, mais un ciel gris anthracite, tu as l’impression que c’était métallique. Mais à l’époque du « Metropolitan Quartet », nous écoutions beaucoup le Miles Davis électrique et ça m’est resté d’avoir un groove et quelque chose qui se passe au-dessus.
Parle-nous de ces deux morceaux en début et enfin d’album où il y a l’addition de voix.
On avait trois jours de studio, et techniquement c’est beaucoup pour ce genre de disque. Un jour midi pendant la pause, j’ai demandé à Bert Cools de rester un peu et de jouer avec moi, et d’essayer de développer des choses. A chaque fin d’improvisation, je faisais signe à Vincent De Bast de placer un marqueur, il m’a mis des repères. Pendant la phase mixage, j’ai réécouté ces passages et je les trouvais très bien tout en me disant qu’il manquait quelque chose : il manquait pile quelque chose, et j’ai eu deux idées débiles : j’ai demandé à Ben Van Gelder d’enregistrer sur son i-phone des trucs que j’allais lui envoyer et ça a collé. Ensuite, j’ai demandé à Pamela et Martin de me laisser un message vocal comme si ils se réveillaient et que le monde était complètement désert et qu’il n’y avait plus qu’eux sur terre! Et soyez créatifs ! ai-je dit ! J’ai sélectionné des passages que j’ai samplé. Si tu relis le disque en repeat sur le dernier morceau et que tu laisses reprendre le premier, en fait c’est le même morceau, l’improvisation qui se poursuit. Le premier morceau est très cinématographique.
Tu te vois jouer cette musique dans des festivals autres que jazz, par exemple ?
Pourquoi pas ? Claude Loxhay m’a demandé si jouer avec Taxiwars avait influencé ma musique actuelle :je ne pense pas que ça m’a influencé directement dans le sens où je ne me suis jamais dit que j’allais faire quelque chose dans ce style-là, mais jouer dans des endroits alternatifs et écouter des choses différentes, ça m’a ouvert vers d’autres choses. J’écoute et j’ai écouté un peu de tout. J’ai eu une longue période Radiohead, Thom Yorke, des groupes alternatifs… mais j’écoute aussi de la musique classique. Je n’aime pas tout, mais le jazz reste tout de même la base de tout ce que je fais.
Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin - photos © Arnaud Ghys
En concert :
Au Mithra Jazz à Liège le 3 mai 2018: entre le Phil Abraham Trio et Tom Harrell Quartet au Théâtre, Place du XX Août, dès 19h. www.jazzaliege.be/fr/tickets
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