© Michel van Rhijn
URBEX ELECTRIC, c’est URBEX élargi pour une carte blanche à Flagey. Un concert mémorable qui sort sur Outnote Records. Antoine Pierre nous en parle.
« Suspended » est tellement plein d’énergie et de spontanéité, aurais-tu imaginé enregistrer cette musique en studio ?
C’eut été possible mais ce n’était pas mon intention. Ça fait un petit temps que j’avais le projet de faire un disque live avec Urbex parce qu’on avait fait pas mal de concerts et chaque fois je me disais que c’était trop bien, que si c’était enregistré on aurait pu faire un disque. J’ai la chance d’avoir un groupe un peu « all stars » avec des musiciens incroyables et il se passe des trucs de fou à chaque concert. Le « live » c’était à la fois le rêve de faire un hommage à « Bitches Brew » de Miles Davis et de faire un album live. Les deux sont arrivés au même moment. Je suis heureux de l’avoir fait maintenant car le focus qu’on avait sur scène par rapport à cette musique était grand et le fait que ce soit une musique fort improvisée, en public, ça change tout ; en studio, on se serait trop attaché à des petits détails d’arrangements qui n’auraient finalement pas trop valu la peine qu’on s’y attarde. Les hasards de la vie ont fait que ça s’est fait ainsi et j’en suis très heureux. Le travail a été fait sur le moment et pas « à partir de… », c’est de l’honnêteté à 100%.
Le titre « Suspended » fait référence à une réflexion de Miles Davis. Comment cela t’est-il venu à l’esprit ?
Quand on a décidé de faire ce projet, on s’est retrouvé à la Maison du Jazz à Liège où Jean-Paul Schroeder nous a fait un historique de cet album de Miles et on a fouillé dans les magazines pour retrouver ses interviews des années 60 et après. Il y a notamment cette interview pendant la tournée « Bitches Brew » où il y a notamment le concert de l’Ile de Wight et Fillmore East, et le journaliste lui demande sa conception de la musique à ce moment-là. Miles répond qu’en musique c’est tension et relâchement, tu mets une tension et puis il y a une résolution, et c’est un peu la base de la musique finalement : tu prends Bach ou Mozart, tu as en fin de morceau l’accord dominant puis l’accord de tonique, c’est ça aussi tension et relâchement. Ce que Miles expliquait, c’est qu’avec son groupe il essayait de rester dans cet état de tension et le fait de ne jamais résoudre permettait aux musiciens d’aller dans des endroits où ils n’auraient jamais pu aller si la musique avait été résolue, et ça permet à la musique de rester en suspension – d’où le titre de l’album « Suspended ». J’avais envie d’utiliser cette idée et le fait d’avoir lu cette phrase de Miles m’a aiguillé dans la manière d’écrire, de garder des tableaux très compacts sur un accord qui dans l’harmonie que je mettais, sous-entendait qu’on allait résoudre, mais ça ne se faisait jamais. J’ai gardé cette idée.
La façon de composer est dès lors différente ?
Ce ne sont pas des compositions comme je le faisais avant, mais en ayant une ligne de basse en créant une énergie de base, tout le reste n’était que des phrases que chaque membre du groupe pouvait utiliser à sa guise. Mon idée était que tout le monde soit toujours « focused » sur ce que l’autre joue, ça c’est le point sur lequel j’étais vraiment fier quand j’ai réécouté les mix au studio. Quand tu joues en live, surtout quand il y a autant de musiciens autour de toi, tu ne peux entendre tout ce qui se passe et en studio, réécouter tout ça a été un moment génial.
Tu as veillé à conserver l’équilibre du line-up de « Bitches Brew ».
J’avais envie qu’il y ait des doublons comme dans l’album de Miles, des miroirs. Mais, par exemple, sur « Bitches Brew », il n’ y a pas de piano acoustique. Bert Cools, je le considère plus comme un claviériste qu’un guitariste et Reinier rentre bien dans cet esprit McLaughlin, très tranchant. J’avais envie de créer un effet miroir sur scène, avec moi au milieu, puis basse et percus de chaque côté, ma section rythmique, piano acoustique et la guitare de Reinier Baas, la guitare de Bert et de l’autre côté le clavier de Jozef Dumoulin, et les deux souffleurs devant.
Mais Miles avait deux batteurs ; vers lequel penche ton inspiration ?
Jack DeJohnette, clairement. En fait, mon premier contact avec cette musique là, ça a été les live de l’Ile de Wight, Fillmore East, et là c’est DeJohnette qui joue. Pour la piste en batterie solo du concert de Flagey, Fred m’a appelé en me disant qu’à certains moments on dirait DeJohnette ! On ne peut pas renier ses influences.
« Sound Barrier » forme une impressionnante coda au concert : qu’est-ce qu’il y a sur papier quand on débute un truc pareil ?
Ce morceau est venu de deux choses, d’abord de l’évolution d’URBEX depuis le deuxième album : en fait, le deuxième morceau de « Sketches of Nowhere » est la base rythmique de « Sound Barrier ». Au fur et à mesure des live on l’a joué à différentes vitesses jusqu’au plus rapide, et c’est en fait le titre le plus écrit de l’album. J’avais prévu au départ un solo de batterie puis une coda qui ne soit jouée qu’une seule fois, mais en répétition, on le jouait plusieurs fois d’affilée pour le travailler, le looper et ça donnait super bien. C’est un morceau très obsessionnel que tout le monde joue à l’unisson, qui part d’une note et le rythme se répercute sur tout le morceau. La partition est une sorte de poisson qui monte et qui plonge, ça devient de la transe. On l’a rejoué quelques jours plus tard et là on a laissé le morceau aller à l’extrême jusqu’à ce que la goutte te tombe du front, ça devenait un peu mystique. C’est là que tu te rends compte qu’il ne faut pas grand-chose sur une partition pour que la musique aille par là.
L’album rend particulièrement bien la densité du concert. Le concert en live était apparu très court, tu as gardé l’intégrale ?
Il n’y a pas de montage pas d’edit, on a juste enlevé littéralement 20 secondes en tout de l’ensemble et un morceau complet que je trouvais trop long. C’est super de se dire que c’est vraiment ce qu’on a joué. Ce n’est pas un concert très long, mais sans temps mort. On a passé trois jours complètement ensemble, j’ai un peu forcé le truc de la fatigue collective, un peu comme si on vivait une tournée, en allant manger ensemble après, on partageait tout, il y a eu un tournoi d’échecs entre les musiciens. Il y avait un vrai esprit de famille.
Un dernier mot sur la pochette de Simon Defosse, une vraie réussite inspirée par celle de Miles.
Je ne le savais pas, mais Simon est fan de Mati (Klarwein) qui a fait les pochettes de Miles à l’époque et notamment celle de « Bitches Brew ». La pochette a été faite avant l’enregistrement, elle est magnifique, encore bien plus en format vinyle.
Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin - photos © Jeanschoubs
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