© Geert Vandepoele
Voix, violoncelle et accordéon, l'instrumentation n'est pas courante. Alors jazz ou folk ? Quelle importance ? Et si, au-delà de leur parcours différents, il s'agissait, pour Sarah Klenes, Annemie Osborne et Thibault Dille, de créer leur propre folklore, au travers d'une réelle osmose complice.
Vous venez, tous les trois, d'horizons différents, comment vous êtes-vous rencontrés ?
Sarah : Nous nous sommes rencontrés dans la classe d'improvisation de Kris Defoort, au Conservatoire de Bruxelles, il y a déjà huit ou neuf ans. La démarche que proposait Kris, celle de musique improvisée nous parlait bien à tous les trois, malgré nos parcours différents et cela a nourri, dès le départ, notre répertoire qui, au début, était constitué plus de standards, de reprises mais qui, au fur et à mesure, s'est achalandé avec des compositions de plus en plus personnelles, toujours en gardant cette recherche du son et surtout de spontanéité, de réécriture dans le moment.
Annemie : Je crois aussi que c'est nos instruments qui nous ont rapprochés, le fait qu'ils dialoguaient bien et offraient un nombre important de possibilités sonores. Cela correspondait à notre équilibre humain et faisait qu'on jouait ensemble : une dynamique spéciale qui joue un grand rôle dans la musique. Il y a aussi certaines musiques qui nous attirent en commun, on est passionné par certaines sonorités venant de différents pays ou de certaines musiques. On est tous des musiciens assez polyvalents, on n'est pas figé dans un style, on aime beaucoup de musiques différentes. On est ouvert à plein de courants et on a juste envie de laisser parler ces sources d'inspiration différentes.
Thibault : Je crois que l'instrumentation est, au départ, une des choses qui nous a intéressés à creuser, une configuration assez rare qu'on n'entend pas beaucoup et qui fait que cela nous met, en partie, en danger : chacun a une place et des rôles très différents. La musique découle de cela et peut prendre pas mal de géométries différentes.
Au niveau de l'instrumentation, le seul trio qui se rapproche, en partie, du vôtre, c'est celui de Tuur Florizoone, Michel Massot et Marine Horbaczewski...
Sarah : Il y a peut-être une connexion dans le sens où on a joué avec Michel Massot, mais pas au niveau des musiques.
Thibault : Au départ, il n’y en a pas. Je ne sais pas quel trio a précédé l’autre mais on ne connaissait pas ce trio avant de commencer le nôtre : on ne s’en est pas inspiré.
Sarah : L’instrumentation est d’ailleurs différente. Dans un sens, je remplace Michel, mais on a des fonctions différentes : la voix est plus amenée, en général, à être un lead, tandis que le tuba ou le trombone sont plus dans le rôle de la basse. Cela n’est pas vraiment comparable au niveau des dynamiques, au niveau des sonorités. Je sais qu’ils ont fait un projet avec la chanteuse Claron Mc Fadden et là, cela commence à se rapprocher davantage.
Avec un papa contrebassiste, on aurait pu s’attendre à ce que tu débutes par la musique, or tu t’es d’abord tournée vers la danse…
Sarah : Ce sont les hasards de la vie. Quand j’avais cinq ans, on m’a inscrite dans un cours de danse, parce que je l’avais demandé à mes parents. Puis, j’ai été prise dans l’engrenage, dans le mouvement, c’est le cas de le dire. J’ai adoré cela, j’ai mordu à l’hameçon. Je me rappelle que c’est après avoir vu une chorégraphie de Béjart sur des chansons de Queen, un hommage à Freddy Mercury, que je me suis dit que je voulais faire cela. Clairement, je suis toujours attirée en jazz par des associations entre danse et musique. Le choix des musiques intervenait fort dans ce que j’aimais ou pas en danse.
Ce passage par la danse explique sans doute ton aisance sur scène, une gestuelle qui accompagne la voix…
Pour moi, c’est certain : c’est un acquis. J’ai eu une expérience de la danse. Après, s’exposer avec la voix, c’est encore autre chose que d’être dans un corps de ballet, dans un groupe. Et puis, à cause de ma taille, j’étais souvent reléguée au fond. Avec la voix, c’est différent.
Tu as d’abord fait partie de The Swallows, avec Géraldine Cozier et Fanny Bériaux, un trio de chanteuses dédié à un répertoire de standards. Ici, tu es vocaliste, le plus souvent dans un répertoire original, tu utilises la voix comme un instrument à part entière, notamment au travers de scats ou de vocalises. Est-ce que l’enseignement de David Linx a eu une importance dans cette évolution ?
Assurément, mais aussi dans la découverte de certains artistes. En effet, David, dans son approche, m’a orientée vers cela. Je me rappelle qu’il me disait : « Tu dois être capable de chanter sans personne pour t’accompagner, mais de façon à ce qu’on entende la section rythmique derrière toi, grâce à ta manière de chanter. Il faut que tu donnes assez d’informations aux personnes qui t’accompagnent pour qu’ils comprennent là où tu veux aller». Quelque part, j’ai écouté la musique avec une attention pour les instruments. D’autre part, j’ai terminé mon cursus par un Erasmus au Conservatoire de Paris. Je n’avais pas de professeur de chant à Paris mais, toute l’année, j’ai été très branchée « musique improvisée » et, dans la musique improvisée, les vocalistes sont souvent amenées à triturer leur voix et à l’utiliser d’une autre manière. J’avais déjà eu des cours d’improvisation à Bruxelles mais, à Paris, j’ai rencontré plus de personnes qui pratiquaient l’impro en dehors de l’école, qui en faisaient des projets. Cela m’a beaucoup inspirée, par exemple, Linda Olah, une chanteuse de Göteborg, et d’autres. Mais aussi des instrumentistes, pour découvrir comment ils détournaient les fonctions premières de leur instrument : cela inspire.
Annemie, toi, tu as commencé tes études de violoncelle au Conservatoire de Luxembourg. Comment as-tu découvert le jazz ?
Annemie : A l’âge de 16 ans, grâce à mon frère, j’ai découvert cette musique : je voyais beaucoup de musiciens improviser et j’étais très jalouse en fait : j’aurais voulu pouvoir trouver cette spontanéité avec mon instrument, pouvoir inventer dans l’instant. Pendant deux ans, j’ai pris des cours de jazz au Conservatoire de Luxembourg avec un professeur de trompette, Gast Waltzing. J’ai commencé par jouer des standards : c’était la première fois qu’on m’enlevait des partitions. J’étais un peu effrayée, cela m’intriguait. Puis, j’ai fait un stage, à Virton, avec André Klenes, le père de Sarah, avant même de la connaître. Puis je suis allée en Angleterre, j’y ai fait des études de psychologie mais parallèlement, j’ai beaucoup improvisé lors de soirées, dans des cadres très différents. J’ai travaillé avec une musicothérapeute et, là aussi, j’ai beaucoup improvisé : j’improvisais pendant que les patients dessinaient ou peignaient. J’ai un petit lien avec le trio de Michel, parce que, juste avant de m’inscrire au Conservatoire de Bruxelles, j’ai vu Marine en concert au Gaume Jazz : c’est elle qui m’a dit qu’il y avait des cours d’improvisation au Conservatoire de Bruxelles. J’hésitais toujours, j’ai alors décidé de me consacrer pleinement à la musique. Dès le premier jour à Bruxelles, je suis allée voir Kris Defoort : c’était une partie essentielle de ma décision. Je voulais développer cette faculté d’improviser ;
Toi, Thibault, tu as commencé l’accordéon très jeune…
Thibault : Moi, j’ai un parcours tout à fait classique de musicien : apprendre l’accordéon dès l’enfance, dans une Académie, prendre des cours privés et puis le Conservatoire de Bruxelles où j’ai commencé à improviser. Pendant dix ans, j’avais appris des morceaux sur partition, puis j’ai commencé à ornementer et je me suis dit que c’était possible de jouer autre chose que ce qu’il y avait sur une partition.
Tu as souvent joué en duo, avec Julien Delbroucq (bs, bcl) ou Alexis Thérain (g)…
Thibault : Oui et bien d’autres. Le duo, c’est une formule que j’apprécie beaucoup.
Sarah : Il a joué aussi avec Charles Loos.
Tu apparais aussi sur un album de Fabien Degryse…
Thibault : Il m’a invité pour jouer sur quelques morceaux de son deuxième album de guitare acoustique, avec Bart De Nolf et Bruno Castelucci : c’était chouette.
Un point commun entre toi, Sarah, et Thibault, c’est le Brussels Vocal Project…
Thibault : Oui, mais à des moments différents : nous n’avons jamais fait partie du groupe ensemble. Moi, j’ai participé au tout début et, comme je ne suis pas spécifiquement chanteur, ils ont pris une autre direction sans moi.
Sarah : Moi, ils m’ont invitée pour Artists with Refugees et pour un autre projet dont la première sera en mai de l’année prochaine : Modern Tales. C’est de la musique écrite par le batteur américain John Hollenbeck : un projet pour cinq voix et un batteur.
Là-bas, tu retrouves Anu Junnonen avec qui qui as eu une carte blanche au Gaume Jazz…
Voilà, c’était un concert croisé, entre Oak Tree et son projet Skeleton, une belle aventure qui n’a pas eu de suite.
Oak Tree est un vrai trio : chacun est compositeur, improvisateur, instrumentiste et vocaliste…
Sarah : Oui, tout le monde chante.
Thibault : Oui, mais à des degrés différents.
Sarah : Dès le premier album, A Dos d’Ame, on a mélangé improvisations et compositions. L’histoire de cet album est un peu particulière, nous étions partis pour enregistrer un cinq titres : The Magicians, Por toda a minha vida… et on voulait mettre quelques improvisations libres, comme on en pratiquait beaucoup à l’époque, également en concert. Aujourd’hui, on pratique différemment, on essaie de réinventer des morceaux, de se surprendre, mais sans qu’il y ait de grandes plages d’improvisation. On choisit cette direction-là. Pour le premier album, on s’est retrouvé en studio, après une journée, avec quasiment tout. Comme on avait une deuxième journée, notre ingénieur du son de l’époque nous a demandé si on n’avait pas quelques morceaux en plus. Avec deux ou trois en plus, on avait quasiment un album. On s’est finalement retrouvé avec Facing West de Dave Douglas, Years et Triturion de Thibault, La Porte invisible et le Baiser volé et puis des impros (III, XIII, V, IX, X, VII). Cet album-là était plus intimiste quand même : dans l’approche, on cherchait. Dans le deuxième album, Well, il y a une volonté d’aller plus dans le jeu, de s’adresser plus directement aux gens, et, ainsi, tout le monde s’est mis à chanter : cela nous mettait dans une autre dynamique.
Le prix Jeunes Talents de Gand vous a beaucoup aidés ?
Sarah : Cela nous a aidés beaucoup, comme la tournée Jazz Lab en Flandres, parce que, pour l’élaboration de Well, cela nous a permis d’avoir des invités : Michel Massot, Tcha Limberger et Kristof Hiriart. Cela a été des moments très stimulants, pour nous, musicalement : des personnalités très riches, qui avaient une approche très vocale dans leur musique : c’est pour cela qu’on les avait choisis. On a travaillé tout le temps les partitions ensemble, avec une approche plus attentive.
Thibault : On a choisi des personnes avec qui on avait envie de jouer, soit parce qu’on les connaissait, soit parce qu’on savait que ce serait des personnes qui allaient nous inspirer.
Sarah : Le fait qu’ils puissent chanter n’était pas un critère de base, on cherchait d’abord des instruments qui puissent se marier avec les nôtres : on n’allait pas prendre un deuxième accordéon, on a hésité à prendre un piano et on s’est rapidement dit qu’il fallait un instrument qui fasse la basse. D’où le tuba de Michel Massot. Sinon, Thibault avait déjà travaillé avec Kristof Hiriart, tandis qu’Annemie et moi, nous ne le connaissions pas. Moi, j’avais déjà rencontré Tcha que j’apprécie beaucoup. Michel, aucun n’avait travaillé avec lui auparavant mais on l’avait rencontré et parlé avec lui. On sentait bien son côté caméléon, sa façon de s’intégrer dans tous les contextes.
Il est aussi professeur d’improvisation…
Sarah : Oui, en plus, mais juste son approche de la musique m’intéressait. Ce sont trois personnes qui sont extrêmement humbles, dans le partage. Des musiciens avec des parcours et des expériences très riches mais qui se sont mis à table avec nous sans a priori.
La carte blanche offerte au Brosella vous a engagés dans une autre aventure…
Sarah : Oui, comme le stage à la Marlagne. On avait de nouveau trois invités : Tcha, Michel et, cette fois, Magic Malik. C’est une suggestion que j’avais faite parce que j’avais déjà entendu Magic, beaucoup avec Tcha, dans des projets de Fabrizio Cassol comme Alefba. La dernière fois que je les ai vus ensemble, j’ai été fort attirée par l’apport de Magic : il chantait et il a vraiment une manière particulière d’utiliser la voix. Tcha, la même chose, mais d’une autre manière. L’alliage des deux était fantastique. Je leur ai proposé ce challenge et ils ont accepté.
Au Brosella, on a eu l’impression d’une vraie complicité…
Sarah : Complètement, ce n’était pas seulement Oak Tree mais un vrai sextet. Malgré le peu de temps qu’on a pu travailler ensemble, on est arrivé à une vraie complicité.
Ce projet va-t-il déboucher sur un nouvel album ?
Sarah : Ce n’est pas la première personne qui nous le demande. On se pose la question mais je ne sais pas quoi répondre. Bien sûr, le groupe est toujours vivant, plus que jamais, dès lors, nous devons envisager une nouvelle galette. Mais on n’en a pas encore discuté ensemble. Moi, ce serait un grand plaisir de le faire avec ces invités-là.
Le trio est souvent programmé dans une filière « jazz » mais, au Brosella, vous avez joué le samedi, le jour dédié au « folk ». Comment situez-vous votre musique?
Sarah : J’ai eu une interview avec un journaliste d’un magazine folk qui n’avait pas entendu notre musique avant. Il nous a demandé : « C’est quoi, pour toi, le folk ? » La manière dont je vois notre groupe, c’est qu’il a créé son propre folklore. On ne peut pas être étiqueté « jazz », dans tous les cas pas dans une conception « jazz traditionnel ». Après, on garde du jazz une notion expérimentale, d’harmonies qu’on ne trouverait pas dans le folk.
Thibault : Oui, au niveau des structures, par exemple.
Sarah : Et une grande place pour l’improvisation, cela nous relie fortement au jazz, aux musiques actuelles. Qu’est-ce que c’est le jazz aujourd’hui ? Et le folk ? Il y a des chanteuses folk, comme Norah Jones, qui sont parfois présentées comme relevant du jazz. Je ne sais pas trop distinguer de frontière. Ce qui est certain, c’est que nous, en Belgique, on n’a pas de tradition aussi forte que dans les Balkans ou dans les pays nordiques, ou en Espagne et au Portugal. Nous, on a été à la croisée de plusieurs peuples et, aujourd’hui, ce qui est important, c’est de créer son propre folklore, voir ce qui résonne au sein des musiques qui nous entourent. On a cette chance d’avoir un tel brassage. On ne peut pas être étiquetés. Il y a plein de jeunes groupes qui sont dans le même cas que nous, comme Philémon dont Annemie fait partie. La musique, c’est chercher à faire vibrer cette corde de vie, en fonction des sensibilités, avec des couleurs différentes pour trouver ce qui nous rend le plus vivant. Voilà la spécificité d’Oak Tree, c’est une musique vivante et vibrante.
© Geert Vandepoele
Propos recueillis par Claude Loxhay
Photos © Willy Schuyten en Geert Vandepoele
Article publié par jazzaround
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