© Andreas Houmann
Un parcours impressionnant pour ce pianiste danois de 57 ans qui s’est révélé au milieu des années 80 avec, entre autres, plusieurs collaborations avec le contrebassiste Niels-Henning Ørsted Pedersen. Pour la sortie de son nouvel album en trio acoustique – « River of Time » -, il nous a réservé une heure d’entretien.
Niels, vous êtes un pianiste reconnu internationalement, mais on connait peu de choses sur votre parcours. Si nous commencions par-là ?
J’ai grandi à Copenhague avec une mère danoise et un père vietnamien, mon père jouait de la guitare dans un groupe et ma mère chantait. A sept ans, j’apprenais la guitare avec mon père et je suis passé au piano à 11 ans après avoir vu le film « The Sting » avec Robert Redford et Paul Newman : la bande-son était la musique de Scott Joplin, du ragtime. Nous vivions dans un faubourg de Copenhague où il y avait une bibliothèque qui louait aussi des disques ; j’y ai trouvé des disques de ragtime dans la section jazz et c’est là que j’ai découvert d’autres musiciens dans un ordre chronologique : Jelly Roll Morton, Bix Beiderbecke, Fats Waller, James P. Johnson, et d’autres pianistes encore. De là mon intérêt a grandi et j’ai évolué dans les styles de jazz en passant par Erroll Garner, Oscar Peterson, Bill Evans, McCoy Tyner, puis au-delà d’autres styles.
De plus, il y avait à Copenhague une vibrante activité jazz avec tous ces expatriés américains qui vivaient ici : Kenny Drew, Horace Parlan, Thad Jones, Ernie Wilkins, bien d’autres… Et avant que je ne m’intéresse au jazz, il y avait eu Stan Getz, Ben Webster… Il y avait une scène jazz incroyable, c’était une école fantastique pour les jeunes musiciens.
J’ai rencontré Thad Jones alors que j’étais très jeune, j’avais quinze ans, j’ai joué avec lui et il m’a encouragé à partir aux Etats-Unis. Il m’a écrit une lettre de recommandation pour me présenter au Berklee College de Boston, Ernie Wilkins aussi m’a recommandé. Cela m’a servi pour entrer à Berklee, mais aussi pour financer mes études. Je suis donc parti et j’ai été gradué après trois ans et de là je suis parti à New York.
avec Thad Jones, 1978 © collection Niels Lan Doky
Qui ont été vos professeurs à Boston ?
Gary Burton, Bill Pierce le sax-ténor qui jouait avec Art Blakey, et il y avait souvent des professeurs-invités comme John Scofield, Carla Bley… Ce sont Leonard Feather et Oscar Peterson qui m’ont remis mon diplôme ! C’était en 1984. Fin 1985, j’ai eu mon premier contrat d’enregistrement pour le label danois Storyville, et mon premier enregistrement début 1986 avec Niels-Henning Ørsted Pedersen et Alvin Queen.
La même année, j’ai enregistré « The Target » avec le même NHØP et Jack DeJohnette à la batterie. J’ai fait six albums pour Storyville, puis je suis passé chez Milestones, le label américain quand j’étais à New York. Ensuite quand j’ai résidé à Paris, j’ai enregistré pour Blue Saphir, puis pour Blue Note, EMI… La liste est longue. En fait, quand j’ai quitté New York, ça n’a jamais été définitif, j’y retournais cinq ou six fois par an. Ce fut la même chose quand je suis revenu au Danemark, je repartais régulièrement pour les USA. Je pense que ma musique a été influencée par tous les endroits où j’ai vécu.
Comment se passait la vie à New York ?
A New York, j’ai réalisé que la compétition était très dure, surtout à cette époque en tant que blanc européen ; maintenant, c’est plus commun. Mais je dois tout de même dire que le fait que je venais du Danemark m’a aidé à être accepté sur scène parce que les musiciens de New York savaient qu’il y avait beaucoup de leurs compatriotes à Copenhague. C’est à ce moment que j’ai commencé à m’inspirer des airs folk de mon pays pour affirmer ma personnalité dans les mélodies que je composais, pour créer une alternative à ce que j’entendais sur la scène américaine. Quand vous vivez à NY, vous avez les yeux américains et ça vous influence quand vous jouez. C’est peut-être pour ça que je suis parti à Paris, qui est aussi une ville fantastique pour la musique et qui vous influence beaucoup dans votre façon de jouer, ça a été un peu chez moi une fusion entre ces deux villes.
L’ambiance scandinave vous a-t-elle manqué aussi bien à New York qu’à Paris ?
Oui. Quand je suis parti à NY, c’était un grand dilemme pour moi parce que c’était dur, très esprit de compétition. Pas de media sociaux, pas de smartphone, pas d’ e-mails, même pas de fax… Il fallait être chaque nuit dans les clubs pour apprendre. Je partageais mon petit appartement avec Terry Lyne Carrington qui arrivait de Boston avec moi ; chaque soir nous allions en club où les musiciens plus connus engageaient parfois quelqu’un pour un gig, comme Art Blakey par exemple. Quand Art Blakey jouait, il y avait quinze jeunes musiciens avec leur instrument au bar qui l’attendaient pour peut-être le convaincre de les faire jouer, ce qui arrivait au dernier set, mais tous n’étaient pas pris. Il y avait des jam sessions au Blue Note chaque soir après le dernier set du concert. On attendait parfois jusque trois ou quatre heures du matin. En général, je ne me levais pas avant trois heures de l’après-midi pour recommencer le soir. Tout ça pour dire que la sécurité et le confort danois me manquait et j’étais toujours en train de me demander si j’allais rester ou non… C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai appelé mon premier album « Here or There ». En même temps quand je vois des jeunes musiciens qui vivent à NY aujourd’hui, c’est très dur aussi, le logement est de qualité médiocre pour un prix élevé, et les gigs sont payés au même tarif que quand j’ai quitté. Quand j’ai connu ma première épouse, nous avons déménagé à Paris, un grand lieu pour le jazz aussi.
© Andreas Houmann
Qu’est ce qui explique votre retour au Danemark ?
J’ai voulu revenir au Danemark en 2010 pour rouvrir le « Montmartre Jazz Club » : un de mes amis, fan de jazz et riche, avait revu le club dans l’état où il était dans les années ’60, et a décidé de rouvrir le lieu. J’y ai fait office de directeur musical pendant un an. Mais la crise financière de 2008 a postposé la vente de ma maison à Paris et j’y suis retourné jusque fin 2012 pour revenir définitivement à Copenhague où j’ai ouvert un nouveau club le « Standard Jazz Club » avec un restaurant, cela a duré quatre années. Ensuite, j’ai déménagé à Elseneur, vous savez le château dans Hamlet de Shakespeare. J’y ai mon propre studio, il y a la forêt, la nature à vingt minutes de Copenhague.
Quand vous parlez de votre influence scandinave, je la trouve fort différente de ce qu’on entend en général : vous êtes très loin de Tord Gustavsen ou Bobo Stenson. Alors comment définissez-vous votre influence scandinave ?
C’est une question intéressante. En fait il y a eu une définition du son scandinave qui a été créée par les artistes ECM qui viennent principalement de Norvège et Suède. Je crois que le succès de ces artistes avec la conscience d’un style propre est dû principalement au fait qu’ECM est venu les chercher, les a signés et a enregistrés pas mal de disques à Oslo, avec une nouvelle façon d’enregistrer et de mixer le jazz. Cela a eu un grand impact, et je pense que le fait que le Danemark ne soit pas dans ce mouvement est lié à sa position géographique d’abord : nous sommes un peu à l’écart, au Sud de la Scandinavie, Copenhague est d’ailleurs appelé le Paris du Nord. Il y a aussi au Danemark une grande mixité culturelle. A Oslo, peu de musiciens étrangers y ont vécu, je peux juste citer George Russell qui a influencé Jan Garbarek et les musiciens de sa génération.
Par contre à Copenhague, il y a eu un très grand nombre de musiciens d’un style bien spécifique comme tous ceux que j’ai cité tout à l’heure, je pourrais ajouter Ed Thigpen, Idrees Sullieman… Il y en avait trente ou quarante, tous dans la mouvance bop, hard bop. Tous ces musiciens ont aussi subi l’influence du milieu dans lequel ils vivaient ici : ils étaient différents en arrivant mais aussi en retournant aux USA. Si je prends Dexter Gordon, par exemple, je crois qu’il a fait ses meilleurs enregistrements sur « Steeplechase », sa musique était très riche et intéressante. Quand il est retourné aux USA et a fait le film « Round Midnight » pour lequel il a été nominé aux Oscars, Columbia a racheté très cher son contrat et Dexter a sorti des disques plus commerciaux.
Je pense la même chose pour Horace Parlan ou Kenny Drew qui a eu beaucoup de succès au Japon avec un enregistrement de chansons du folklore danois en duo avec NHØP. Pour en revenir à la question, ces Américains ont laissé comme une marque de fabrique dans le jazz danois avec son mélange d’influence américaine et de valeurs danoises. Une autre explication pourrait aussi venir du fait que le jazz est une musique démocratique et que c’est une des grandes valeurs dans mon pays.
© Andreas Houmann
L’éducation au jazz est-elle présente dans les Conservatoires ?
Il y a environ trente ans que le Conservatoire de Copenhague a introduit le jazz, puis d’autres dans le pays ont suivi. Ils m’ont appelé ainsi que d’autres professeurs passés par Berklee ou par une école du North Texas ou de Miami, pour profiter de leur expérience, pour définir le rôle de cette nouvelle direction. Cela a débuté petitement, mais ils sont parvenus à donner une identité à l’enseignement du jazz au Danemark. Il y avait trente à quarante étudiants au début, il y en a sept cents aujourd’hui. C’est trop pour la scène danoise, mais certains deviennent professeurs ce qui est important chez nous : les statistiques disent qu’un Danois sur sept est impliqué dans la musique, pro ou amateur, jouant dans des orchestres d’écoles par exemple.
Si votre nouvel album est plutôt de facture classique, le premier morceau est plutôt étonnant avec l’apport de percussions diverses.
C’est seulement sur le premier morceau. J’ai la chance d’avoir mon propre studio et je ne suis pas limité par le temps pour produire ma musique, c’est très cool. J’ai senti que ce morceau en particulier avait besoin d’un redoublement sur la mélodie, j’y ai ajouté du glockenspiel et d’autres percussions. Mon batteur Niclas Bardeleben y joue aussi des tambourins, il est très fort sur cet instrument, c’est pourquoi j’ai aussi sur l’album un duo sur « Are You Coming With Me » où il joue du tambourin et aussi la basse avec sa main gauche sur la batterie.
Ce titre « Are You Coming With Me ? » fait-il référence à la composition de Pat Metheny « Are You Going With Me » ? Je sais que vous avez joué avec Pat Metheny.
Non, j’y ai pensé seulement après. Je l’ai appelé ainsi en pensant amener l’auditeur vers le plaisir de ma musique. Mon manager avait d’ailleurs décidé de sortir ce titre pour la Saint-Valentin.
« Sita’s Mood » sonne comme une composition qu’aurait pu écrire Bill Evans. Aussi une de vos influences ?
J’ai écouté tous les pianistes, je crois. Dans l’ordre, je dirais Erroll Garner, Oscar Peterson, Bill Evans, Herbie Hancock, Chick Corea, McCoy Tyner… Pas tellement Keith Jarrett, je le respecte beaucoup, j’ai eu l’occasion de jouer avec Gary Peacock et Jack Dejohnette, mais je ne suis pas aussi fan que ceux qui transcrivent tous ses solos. Je pense que j’ai tout de même plus écouté Bill Evans que les autres que j’ai cités.
Michel Contat m’a cité comme le plus convaincant disciple de Bill Evans. Bill Evans a sans doute eu plus d’influence sur moi que je ne l’imaginais vraiment. Un des albums de Bill, « Affinity » avec Toots Thielemans, est un de ceux que j’ai le plus écouté. Il y a des choses dans mon jeu qui dérivent de ce que j’ai entendu sur ce disque. Son style impressionniste et nostalgique est assez proche de l’esprit scandinave, sa mélancolie aussi qui s’exprime dans ses harmonies, ses textures. J’avais demandé un jour à un de mes professeurs comment cela se faisait qu’Oscar Peterson était plus populaire que Bill Evans, le premier remplissait les grandes salles de concert de Copenhague et le second jouait au « Montmartre ». Il me répondait que Bill était plus introspectif, introverti, moins « flashy ».
« Nature of the Business » n’a rien d’introverti, c’est un morceau plein d’énergie.
C’est une version « live » enregistrée lors d’un festival en Espagne, un thème basé sur les harmonies du blues, très optimiste, joyeux ; en effet pas quelque chose que Bill aurait joué. « Sita’s Mood » est plus dans son esprit. J’aime beaucoup les ballades et c’est un domaine que j’ai beaucoup travaillé lorsque j’étais sous contrat pour un label japonais. Les Japonais aiment vraiment les ballades, les thèmes mélancoliques, romantiques, et j’ai eu l’occasion d’exploiter beaucoup cette face de ma musique quand j’enregistrais sur ce label. Beaucoup de musiciens disent que le plus dur c’est de savoir jouer une ballade et ça m’a pris beaucoup plus de temps pour maîtriser cet art dont Bill Evans était le maître que de jouer up tempo.
Vous publiez quatre radio edit sur votre album, quelque chose d’inhabituel en jazz. Pour quelle raison ?
Ce n’est pas si inhabituel : ces dernières années, on en rencontre de plus en plus. Les musiciens de jazz jouent souvent des morceaux de minimum six, sept minutes, jusqu’à quinze ou plus même. De plus en plus de compagnies demandent des radio edits aussi car les radios ne dépassent jamais les 3 :30 à 4 minutes pour un morceau.
© Andreas Houmann
Les radios danoises passent souvent du jazz ?
Oui. Mon manager a insisté pour faire ces morceaux et ça marche. Personnellement, je préfère développer ma musique sur une plus longue durée. Vous savez, des recherches ont été faites par des médecins sur l’impact physiologique de la musique, sur la guérison, et une découverte très importante est que les changements physiologiques importants qu’on peut déceler dans le corps quand vous êtes exposé à la musique, apparaissent seulement après huit ou neuf minutes d’exposition au même tempo. C’est pourquoi, par exemple, dans la musique indienne improvisée, les morceaux peuvent durer quarante-cinq minutes avec le même tempo, la même gamme, et le fait que ça affecte le corps peut amener à la transe. Ça ne vous arrivera jamais avec le format radio ! Pour cette raison, j’essaie de jouer des morceaux plus longs, ça me vient de manière naturelle et c’est encore amplifié quand je joue en public. Je trouve dommage que la radio se limite à des morceaux courts, ça n’a pas vraiment de sens à mes yeux, mais c’est mon manager qui le souhaitait.
Pour conclure, quand vous voit-on en Belgique ?
Nous venons juste avant le début du confinement d’avoir la visite de la Fondation Toots Thielemans pour une collaboration pour le 100e anniversaire de sa naissance. J’ai beaucoup joué avec Toots et j’espère que ce projet sera concrétisé.
Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin - photos © Andreas Houmann
sorti sur le label « Inner Adventures »
Line up:
Niels Lan Doky (piano et instruments additionnels)
Tobias Dall (contrebasse)
Niclas Bardeleben (drums et percussions)
Enregistré en novembre/décembre 2019 et janvier 2020
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