IGLOO Records/Outhere
© Maël G. Lagadec
Vingt-huit ans que le trio enchante : Pierre Vaiana (sax soprano), Jean-Louis Rassinfosse (contrebasse) et Fabien Degryse (guitare) – ce dernier ayant succédé à Pierre Van Dormael dès le deuxième album – se jouent de la chanson française en triturant les thèmes pour notre plus grand plaisir. Car avec « L’Ame des Poètes », c’est surtout de plaisir qu’il s’agit. Entretien avec les trois « enchanteurs ».
Les derniers disques ont tous un thème. Comment procédez-vous ? Le thème est choisi et les chansons suivent ou une chanson invite à un thème ?
P.V. : Je pense que pour ce disque, la chanson est venue avant le reste, la chanson a généré le thème. On a imaginé parler d’altérité sans parler de nationalité, et la notion de métèque qui était gentiment provocatrice chez Moustaki s’est révélée. On s’est ensuite demandé si on trouverait assez de chansons pour développer ce thème, mais on s’est retrouvé avec plus de soixante titres.
J-L. R. : Le fait de choisir un thème permet d’avoir plusieurs univers, c’est différent de choisir un auteur comme on l’a déjà fait. Depuis plusieurs albums, on avait déjà décidé de mêler plusieurs influences pour dégager un thème.
© Jeanschoubs
Les morceaux ont-ils été choisi en fonction d’une influence « jazz » qu’on pouvait leur donner ?
P.V. : On ne cherche pas à faire du jazz. On trouve des morceaux sur lesquels on peut jouer un thème et puis improviser. On en essaie plein, il y en a qui marchent, d’autres pas. Après, c’est un travail de recherche qu’on fait à trois et là sort un répertoire dont on imagine qu’on sera sur scène pour le jouer, ça devient nos standards à nous.
On relève tout de même quelques touches jazzy : bossa, calypso, gospel…
P.V. : Bien sûr, nos influences, c’est le jazz.
J-L.R. : Tout dépend ce qu’on entend par jazz. C’est vrai quand tu parles de bossa, de gospel etc… mais ce à quoi les gens pensent quand on parle de jazz, c’est plutôt le swing. Quand on pense à Brassens avec Moustache, on entend une rythmique swing. Ici, on se sert de la matière originale, de la mélodie, on transpose un peu les harmonies, les rythmes, mais on reste concentré sur la mélodie qui nous permet d’improviser dans n’importe quel style. Si Fabien joue un accord plus folk, on partira sur quelque chose de plus folk, si je fais la pompe à la contrebasse, ça devient un peu swing. C’est une grande liberté qu’on a en jouant de pouvoir passer très vite d’une atmosphère à une autre.
P.V. : Aujourd’hui dans le jazz, les rythmiques sont très diverses. Dans le 4/4 swing, il y a plein de choses. Comme tous les musiciens de jazz, on cherche des nouvelles pistes, jouer, communiquer. Si c’est le 4/4 swing qui nous vient en tête, c’est super de le faire aussi.
F.D. : Notre approche de l’improvisation reste tout de même une approche jazz dans le sens où on aime bien les harmonies recherchées, les rythmes syncopés, on s’écoute, on s’interpelle, ce sont des démarches fort jazz.
Pensez-vous dans l’interprétation à garder l’esprit du chanteur, par exemple le côté très lent du phrasé de Moustaki repris par le sax.
P.V. : Ils ont chacun un placement rythmique unique. On en discute beaucoup entre nous. Par exemple, Charles Aznavour, sa manière de placer les mots sur le temps, en arrière, ou Brassens qui est dans son placement rythmique le plus jazz de tous.
J-L.R. : Salvador est aussi dans cet esprit.
P.V. : Pour moi qui joue beaucoup de mélodie, je fais très attention à deux choses : les paroles, rester dans ce que les paroles expriment, dans « La Mamma » par exemple, j’essaie de rester près des mots. Et il y aussi l’émotion, tout ce que ça peut réveiller.
J-L.R. : L’idée est qu’en filigrane on retrouve un peu l’idée du chanteur qu’on évoque.
Dans « La Bicyclette », il y a un tempo qui fait plus penser à une course cycliste qu’à une promenade, et puis cette crevaison à la fin. Vous aimez ajouter un petit clin d’œil humoristique dans vos interprétations.
P.V. : Oui. Ce qu’on ne peut enregistrer, ce sont les interventions humoristiques de Jean-Louis lorsqu’on est en public, ça fait partie intégrante du spectacle. Les gens qui nous connaissent savent qu’il y a un aspect humoristique qui permet d’alterner rires et larmes. C’est vrai qu’il y a dans notre musique des petits gags musicaux.
J-L.R. : A Bicyclette, c’est un cycle qui revient !
P.V. : En fait, on reprend souvent dans les arrangements quelque chose qui existe déjà. Si on écoute l’arrangement original du morceau « La Bicyclette », il y a déjà un peu cet aspect-là. Il faut demander à Fabien, il a fait beaucoup dans l’alchimie rythmique de ce morceau… avec cette phrase impossible à jouer !
F.D. : On verra ce que ça donne sur scène, faudra pas se planter ! Sinon, ce sera la crevaison plus tôt ! C’est la même phrase coupée en deux et jouée de manière décalée. Dès le début du morceau, quelqu’un qui connait cette chanson peut deviner que c’est ça qu’on va jouer.
P.V. : C’est intéressant de savoir que dans ces chansons françaises, il y a toujours un gimmick, dès les premières notes, il y a un arrangement, un son particulier, une petite phrase derrière…
Pour « J’ai deux Amours », c’est vous qui avez ajouté une touche originale avec cette sonorité de kora au début. Fabien, comment as-tu procédé pour obtenir ce son ?
F.D. : J’ai un doigté qui laisse résonner chacune des cordes, ce qui donne l’impression d’une kora où chaque corde jouée résonne jusqu’au bout. A la guitare, normalement quand tu changes ton doigté, forcément tu es obligé d’interrompre ta note pour jouer la note suivante. Ici j’ai développé un phrasé sur les six cordes pour garder chacune des cordes résonner aussi longtemps qu’elle peut. C’est ce qui donne cette couleur.
P.V. : C’est clair que pour ce morceau on a cherché du côté de l’Afrique. On a beaucoup été en Afrique, on a côtoyé beaucoup de musiciens africains. Ce sont des références dans lesquelles on puise aussi.
Un autre élément qui est revenu dans vos derniers albums, c’est le medley.
J-L.R. : Ce n’est pas vraiment conscient. Tout à coup, on a deux chansons dans le même univers qui se mélangent bien. Ce sont des chansons qu’on trouve souvent fort similaires, parfois par leur propos comme ici « Le Galérien » et « Le Chant des Partisans ». L’idée est alors de les réunir.
Beaucoup de thèmes ont d’ailleurs une résonance sociale.
J-L.R. : C’est ça. C’est l’idée de l’album, c’est bien de s’en rendre compte.
P.V. : Le medley permet de raconter des histoires, tu pars d’un point A vers un point B, ça fait un parcours narratif. C’est parfois un défi qu’on se lance, je me souviens de « Je T’Aime Moi Non Plus » et « 95 pourcent », un medley sur « Prénoms d’Amour ». Ici, on a d’abord joué « Le Chant des Partisans »
J-L.R. : … Oui, dans la chapelle de Lagorce, le village d’Ardèche où Léo Ferré a composé « C’est Extra ».
P.V. : On y avait joué un petit bonus sur ce morceau-là pour le final et ça avait été magique car le public s’était mis à chanter pendant qu’on jouait. Du coup, on l’avait mis en mémoire et on s’était dit qu’on le reprendrait. Et puis est venu « Le Galérien » qui était aussi lié par son propos.
J-L.R. : Ce qui était aussi intéressant, c’est que les deux compositeurs venaient d’horizons différents et que ces deux morceaux sont devenus des hymnes dans la chanson française. C’était aussi symbolique de deux chansons qui viennent du monde.
P.V. : Ce sont deux chansons qui viennent de Russie, je crois.
« Le Métèque » est album qui dépasse le côté divertissant d’albums précédents ; il ne s’agit pas d’une thématique « légère ». On écoute les chansons en pensant à ce qu’elles racontent.
F.D. : C’est un album auquel on a commencé à réfléchir suite à la crise des migrants.
J-L R. : L’apport d’un thème comme celui-ci est plus profond que de dire « voici des chansons belges » ou « des chansons avec un prénom »… Quand on a repris le thème de « L’interview » pour l’album précédent, on s’est trouvé face à quelque chose de plus stimulant.
La pochette de l’album a un côté graphique à la fois très « belge » et cinémascope avec le triptyque qu’on découvre en ouvrant l’album.
J-L.R. : C’est l’œuvre de Barly Baruti, auteur de bandes dessinées, il est d’origine congolaise.
P.V. : Il est venu du Congo pour travailler dans les studios d’Hergé. Il existe des photos de lui avec Hergé.
F.D. : Dans le spectacle qu’on a fait sur Brel à l’Ancienne Belgique, on avait invité des chanteurs qui venaient interpréter Brel dans leur langue, Barly était venu chanter Brel en swahéli.
P.V. : Sur « Prénoms d’Amour », on avait fait appel à Jean-Claude Servais pour le graphisme.
J-L. R. : La pochette de « L’interview » était de Jean-Claude Salemi. On aime bien faire appel à des graphistes pour mélanger. Jean-Claude a aussi fait des trucs pour les « Lundis d’Hortense » depuis des années. Il est guitariste et son fils, Martin, pianiste.
Interview © Jean-Pierre Goffin - photos © Jeanschoubs et Maël G. Lagadec
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