Aka Moon: Opus 111

Fabrizio Cassol décortique les sources d'inspiration.



 



Opus 111 renvoie fatalement à la sonate 32 de Beethoven, à laquelle Fabrizio pense depuis longtemps. Mais le projet a d'autres sources d'inspiration que commente le saxophoniste.

Il présente aussi les trois invités de ce projet ambitieux et révèle les projets de concert.




Comment est venu cet intérêt pour la sonate 32 de Beethoven?

Cela remonte à très longtemps, à mes 20 ans au Conservatoire de Liège. Cette sonate faisait partie des pièces cultes: un premier éclatement de la forme de la sonate, dans l'histoire de la musique. Par ailleurs, Beethoven a une personnalité fascinante, tant au niveau musical qu'au niveau du verbe, de la plume: il est l'auteur d'une riche correspondance,  professionnelle mais aussi avec un aspect social, engagé socialement et une correspondance amoureuse avec des lettres enflammées. Cette sonate est un moment charnière dans l'histoire de la musique, entre le classique et la musique romantique. A l'intérieur, il y a une grande force rythmique, à tel point qu'on a pu parler d'africanité: on le surnomme l'Espagnol noir. D'où le titre The black spaniard. Il a été en correspondance avec l'Espagne, ce qui implique un lien avec les Maures, avec l'Afrique du Nord. C'est ce qui a créé le mythe "Beethoven" lorsque j'avais 20 ans. Je me suis toujours dit que j'allais m'attaquer un jour à cette sonate. Mais il a fallu attendre pour avoir toutes sortes d'ingrédients pour le faire avec Aka Moon.


© Danny Willems


L'album ne se résume pas à une série de variations, comme pour The Scarlatti Book…

Non, bien sûr, en faire des variations improvisées ou écrites, cela ne pouvait pas fonctionner. C'est à partir du moment où j'ai découvert cette petite nouvelle d'Adrienne Kennedy, She talks to Beethoven que tout s'est mis en place: cette nouvelle est comme un rêve. Adrienne Kennedy est une dramaturge afro-américaine: ce qui explique cette nécessité de revendiquer une Histoire afro-américaine. Le texte met en scène une jeune femme  afro-américaine qui vit au Ghana en 1960-61, c'est-à-dire au moment de la décolonisation. Son mari écrivain a disparu, elle n'a plus de nouvelles. Elle écoute la radio qui parle de cet écrivain et elle lit la correspondance de Beethoven. J'aime cette histoire d'un couple afro-américain qui vit en Afrique: c'est une thématique bien spécifique dans cette période de décolonisation.

Beethoven apparaît de façon concrète, avec un rôle particulier: il tient un rôle de consolateur. Adrienne Kennedy a écrit ce texte dans les années '80, alors que ce problème d'identité est à vif. Avoir un personnage consolateur occidental dans cette période est quelque chose de très fort. La sonate symbolise l'esprit de Beethoven, son fantôme apparaît puis disparaît, parfois en filigrane. Je voulais concevoir l'album de façon littéraire, plus onirique, avec une forte symbolique au travers de couches récurrentes. L'héroïne d'Adrienne Kennedy est en dialogue avec Beethoven alors que celui-ci est en train de terminer l'opéra Fidelio.

J'aime ce rapport de temps. Cela permet d'exprimer des émotions: la nostalgie et la mélancolie comme dans la pièce The Melancholia of L. Cette double inspiration explique le choix des invités. La présence du chanteur congolais Fredy Massamba se justifie en référence à sa vie en Afrique. Fabian Fiorini s'imposait par l'importance du piano. Il est un partenaire depuis longtemps pour les projets qui le réclament. Quant à João Barradas, on avait besoin de sa touche, de sa palette avec l'accordéon acoustique et l'accordéon synthé: il apporte  un autre clavier. Il apporte d'autres choses, un côté plus urbain.


Comment as-tu découvert Adrienne Kennedy?

Elle correspond à certaines de mes préoccupations. La problématique africaine a toujours été importante pour moi et pour Aka Moon, notamment au travers de notre séjour auprès des pygmées Aka de Centre Afrique. On a eu beaucoup de collaborations africaines avec Aka Moon et même en dehors pour moi. Cela se marque dans certains spectacles pour lesquels j'ai composé la musique, comme  Requiem pour elle ou Coup Fatal, des spectacles montés avec Alain Platel au KVS.

Quand on sort de la situation purement concertante, l'art aborde automatiquement des questions humanistes, sociales et politiques. On a alors commencé à avoir accès aux musiques extra-occidentales, que ce soit par rapport à l'Afrique sub-saharienne ou même l'Afrique du Sud. J'adore monter des projets avec des musiciens qui viennent de partout. En vivant avec ces musiciens, on vit toute une série de questionnements. On parle de tout cela avec Stéphane et Michel, on a des réflexions sur ces sujets. C'est une façon de mettre en musique une relation entre Occident et non Occident.


Comment as-tu rencontré Fredy Massamba?

La première fois, c'était au KVS avec une série de chanteurs africains, il était un invité. Fredy Massamba a aussi participé à la tournée de Requiem pour elle. Fredy, c'est une personnalité. Le spectacle Requiem a demandé deux ans de préparation. J'ai pu l'observer, on s'est rapproché beaucoup plus. Moi, je n'intervenais pas dans Requiem, je n'étais pas sur scène comme cela se passe pour certains projets. On a éprouvé le besoin de se retrouver dans un univers plus adéquat, soit avec Stéphane et Michel. Les gens n'arrivent pas dans Aka Moon comme un cheveu dans la soupe. La préparation d'un projet prend beaucoup de temps. Fredy est né au Congo Brazzaville: il est chanteur mais aussi percussionniste. Il est d'abord venu à Bruxelles avec les Tambours de Brazza. Il connaît Bruxelles depuis longtemps. Avec Requiem, on a pu travailler sur la musique mais aussi sur les émotions. Fredy m'est apparu comme la personne idéale pour Opus 111. Il admire beaucoup Aka Moon, il connaissait le challenge.


João Barradas © Márcia Sofia Lessa


Et comment as-tu rencontré João Barradas?

João, c'est une tout autre histoire qui a commencé dans un projet à Aix-en-Provence, un programme qui s'appelle Medinea et qui me tient beaucoup à cœur. On travaille avec des musiciens venant de toute la Méditerranée, du Portugal aux Balkans. João faisait partie de la première génération, celle de 2015. Parmi ces musiciens, on retrouve beaucoup de jazzmen mais aussi avec un travail sur l'oralité, la musique arabe. Ils composent et moi je les aide dans ce travail de composition. João est un musicien extraordinairement moderne.

Il possède une maîtrise époustouflante. A 10-12 ans, il était déjà champion du monde de l'accordéon et c'est un improvisateur incroyable. Je l'ai suivi. Il a joué plusieurs fois avec Aka Moon et aussi dans le projet Requiem pour elle. Il est la personne idéale pour ouvrir le champ des couleurs, avec des expansions colorées qui lient le tout, avec un aspect plus urbain. Il joue de l'accordéon acoustique et de l'accordéon synthé: deux couleurs pour élargir la palette des émotions. Il joue dans plusieurs thèmes et a une pièce solo. Il possède un son qui rend les choses moins concrètes, plus mystérieuses. Il cherche des couleurs qui sont liées à l'émotion. J'espère que les gens ressentiront cet aspect-là.


Fabian Fiorini © Bernard Gigounon


Pourquoi avoir choisi de clore l'album par un piano solo dédié à Beethoven, Towards stars with Ludwig composé par Fabian Fiorini?

Je voulais deux claviers, l'accordéon synthé de João et le piano de Fabian. Celui-ci  joue un rôle central: il est le fantôme de la sonate. On connaît Fabian: il va dans les extrêmes, il sonne comme un orchestre à lui tout seul, il exprime la douceur comme la force, le minimal comme le maximal. Le piano est là depuis le début, il apparaît, disparaît , avec des références à la sonate mais il fallait une conclusion.  Dans cette confrontation avec la sonate, il fallait que Fabian puisse donner une réponse: une façon de dire tout ce qui na pas encore été dit.


Quand pourra-ton disposer de l'album?

En Belgique on doit rouvrir tous les magasins, comme la FNAC, le 11 mai. Le label n'a pas voulu reporter la sortie de l'album parce que toutes les commandes avaient été faites. L'album sort donc le 11 mai.


Malgré l'incertitude planant autour du déconfinement, as-tu des projets de concerts?

Normalement, le premier concert aura lieu lors du festival Jazz à Liège, le 13 septembre. La création était prévue à Grenoble, pour le festival Tour de Babel mais cela a été reporté comme le concert de septembre en Italie. Mais il y aura des concerts au Bozar, au Singel, au Handelsbeurs, au festival Jazz Brugge dans la grande salle du Concertgebouw, tout cela jusqu'en décembre. D'autres concerts auront lieu en 2021, comme pour le festival de Grenoble. Donc une série de concerts en perspective.



Propos recueillis par Claude Loxhay  -  photos © Jeanschoubs

En partenariat avec jazzaroundmag


Concerts 2020 :

13 septembre, festival Jazz à Liège, au Trocadero
25 septembre, Handelsbeurs, Gand
10 octobre, Festival de Wallonie, Tournai
15 novembre, festival Jazz Brugge
24 novembre, Bozar, Bruxelles
15 décembre, Nona, Malines
16 décembre, De Singel, Anvers


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